2023 05 mai au 15 juillet Philippe Gronon Rectos / Versos

Vermissage jeudi 04 mai dès 18H00

Rectos / Versos

« Aller droit à la chose même » aura été un des mantras d’une partie de la philosophie occidentale du XXe siècle, celle qui, sous la dénomination de phénoménologie, aura tenté de décrire les phénomènes du monde comme tels, autrement dit tels qu’ils apparaissent. Avec les moyens de la photographie, mais à présent aussi avec les dernières techniques de reproduction mécanique disponibles (le scan), Philippe Gronon s’essaie également, depuis la fin des années 1980, à regarder en les enregistrant comme tels certains des objets qui nous entourent, à en dresser factuellement l’état, à fixer devant nos yeux leur aspect exact, bref à en faire, sans réserve, une manière de portrait matériel (pas d’approche symbolique ni allégorique ici). Pour Philippe Gronon, en effet, il s’agit de mettre les choses à plat.

Cela signifie tout d’abord que cette photographie phénoménale s’emploie à rendre compte directement de ce qui fait face à l’appareil enregistreur. La totalité des objets reproduits visibles dans l’exposition genevoise (coffres-forts, versos de tableaux, porte d’un abri anti-nucléaire) est disponible devant nos yeux à l’échelle 1:1, si bien que le motif en question est là devant nous tel qu’en lui-même, dans toute sa vérité, en tout cas selon la stricte exactitude de ses coordonnées physiques. Cela d’autant plus que, extrait de son contexte, apparaissant comme seul au monde, il ne vaut que par et pour lui-même. Pas de composition, pas de retouches, mais, a priori, ce qui existe autour de nous tel qu’il existe et comme il apparaît, tel qu’il s’identifie, sans supplément – sans phrase. Mettre les choses à plat c’est les examiner point par point et dans tous les sens parce qu’elles sont là sous nos yeux dans la totalité de leurs aspects, sans restrictions et sans opacité, parce qu’elles sont là distinctement et en pleine lumière. Les portes de coffres-forts, par exemple, un motif, soit dit en passant, particulièrement approprié à une ville de banques et de secret bancaire comme Genève, nous sont proposées comme dans leur plus stricte nudité, comme dans leur matérialité désarmante. Rien ne manque à leur présence frontale : le grain de leurs surfaces, les détails de leur usure, les traces de leur vie d’objet, les caractéristiques techniques de leur emploi. La mise à disposition de la chose se veut totale, absolue même. Cette exténuation photographique de l’objet – son abandon sans résistance à l’objectif – semble guidée par la mission de nous montrer – de nous dire – la vérité du monde, de nous indiquer – de livrer notre regard à – sa manifestation comme telle. Sans doute y a-t-il là une reconduction de la photographie à sa destination première, quasiment à son essence c’est-à-dire aussi à son enfance.

Le mutisme éloquent des sujets – des objets – choisis par Philippe Gronon, sa volonté obstinée de travailler au cœur des apparences, son projet donc de les mettre à plat, passe aussi par une autre opération, largement remarquée et commentée par les exégètes de son œuvre : ce travail aboutit la plupart du temps à produire des images sans épaisseur, sans perspective, ou presque, quasiment sans profondeur. Montées sur une plaque d’aluminium détachée de la cimaise de quelques centimètres, elles sont là au mur et dans l’espace prises dans un mince support parfaitement ajointé à leur plate apparence. Car le projet de Philippe Gronon est d’enregistrer exactement certaines des surfaces du monde, de les fixer pour les donner à voir et à revoir, pour les donner à remarquer depuis la vérité sans reste de leur manifestation superficielle. Il y a là comme une planéité fondatrice du regard, constituant une donnée à part entière du réel et de ses aspects tels que le photographe les envisage. Par exemple, regarder les versos des toiles parmi les plus connues et les plus célébrées de l’art occidental, exposer le verso du visible et de son histoire (les dos des tableaux enregistrent non seulement certains éléments et moments clés de la fabrique de la peinture mais aussi de ses transports, de sa vie muséale et expositionnelle puisqu’y figurent les étiquettes des transporteurs qui y sont collées, de même que celles des différents musées auxquels ces œuvres ont été prêtées, par exemple…), conduit à faire du motif un pur support pour des bouts de papier qui y sont fixés, lesquels sont eux aussi parfaitement plats, et ces feuilles sans épaisseur ajoutent de la planéité à la planéité, l’explorent, la confirment et la redoublent, la désignent. Véritable célébration du plan, plusieurs de ces versos en sont ainsi une mise en abyme. Mince surface sur surface, planéité sur planéité, les photographies des dos de tableaux deviennent des mondes pelliculaires qui donnent aussi à lire parce qu’ils accueillent le visible et le lisible, la trace et la lettre, la matière et le signe. Ici Philippe Gronon fait véritablement des tableaux, fussent-ils retournés, et cette série traite explicitement, avec une grande malice, des rapports entre peinture et photographie : faire un tableau ne consiste pas nécessairement à faire de la peinture. En tout cas, une grande partie de cette œuvre s’attache à l’exploration de la condition photographique de la picturalité.

La surface, d’ailleurs, son traitement et son exploration, son maintien, auront été quelques-uns des grands enjeux de la peinture moderniste au XXe siècle, histoire à laquelle Philippe Gronon apporte son propre jalon du point de vue de la surface enregistrée, représentée et cadrée, mécaniquement interrogée. Ainsi lorsqu’il photographie la porte de l’abri anti-atomique du ministère des Finances à Bercy, à Paris, image de grandes dimensions (170 x 190 cm) qui s’impose à nous, il enregistre aussi les jeux d’ombre produits par l’éclairage dirigé sur le motif. Au sommet de l’œuvre en effet ceux-ci agissent et produisent une légère profondeur physique et optique qui ne contredit cependant en rien la mise à plat si prégnante dans ce travail. On a en effet affaire ici d’une manière plastiquement déterritorialisée à ce que l’historien et critique d’art Jean Clay a analysé à la fin des années 1970 sous l’intitulé greenbergien de « profondeur plate », active selon lui chez Seurat, Pollock et Mondrian : une façon toujours et encore de traiter la surface même en y apposant un effet perspectif, celui-ci étant à ce point ténu qu’il ne saurait absolument détruire l’emprise de la planéité dans l’image, son rayonnement en dépit de tout sur la totalité du support. Gageons qu’une telle situation se rencontre aussi dans cette œuvre qui n’oublie pas la peinture et le tableau sans cependant – sans jamais – les fétichiser.

Ainsi vont et ainsi agissent les séries de prises de vue célibataires de Philippe Gronon.

Thierry Davila

Biographie
Espace Muraille

Depuis la fin des années 1980, Philippe Gronon développe un travail photographique dont le point de départ est la définition la plus simple de la photographie, à savoir qu’elle est une technique de fabrication d’images qui enregistre la réalité telle qu’elle est. Ce constat se traduit par un protocole de production. La quasi-totalité des objets photographiés (amplis, coffres-forts, tableaux de cotations, écritoires, pierres lithographiques, tableaux électriques, versos de peintures, etc.) ou plus récemment numérisés, scannés (martyrs, châssis et cuvettes photographiques, châssis-presses et le plateau de numérisation) le sont tous en vue frontale, à échelle 1:1. Détourés, ils sont isolés de tout contexte ou de toute situation spatio-temporelle, ce qui leur donne une grande et nouvelle intensité formelle. Sujets autant qu’objets photographiques, parfaitement reproduits sans être pour autant des fétiches ni des artefacts, ces motifs échappent à la simple imagerie. Leur planéité et la façon dont ils sont cadrés renvoient à l’histoire du tableau, ce qui confère à chaque photo un caractère pictural. D’autre part, leur fausse simplicité frontale ouvre ces images à la découverte d’un monde, celui des objets qui nous entourent qui acquièrent, ici, une dimension auratique.

Philippe Gronon est né en 1964 à Rochefort. Il vit et travaille à Malakoff.

Il a participé depuis 1991 à de nombreuses expositions personnelles et collectives en France et à l’étranger, notamment : Philippe Gronon, Frac des Pays de la Loire, Carquefou 2001; “Retournements“, Musée des Beaux-arts de Nantes, 2010 ; «Philippe Gronon - L’altro lato» Villa Medici, Rome, 2010 ; “Philippe Gronon. “Révéler“ Musée Picasso-Paris, 2016 ; Et viens d’avoir une exposition importante en 2021 au musée de la Chaux de fonds en Suisse

Son œuvre est représentée dans plusieurs collections publiques, dont : Musée national d’art moderne Georges Pompidou, Paris ; Musée du Louvre, Paris ; Mamco, Musée d’art moderne et contemporain de Genève, Suisse ; Mamac, Musée d’art moderne et contemporain, Nice, Musée de l’Elysée, Lauzanne Suisse et Musée de la Chaux de Fonds Suisse.

Philippe Gronon
Philippe Gronon vernissage / © Joachim Sommer
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